Clash of clans – gamer vs Canal+ edition
Comme on peut le voir dans le Seigneur des Anneaux (Les Deux Tours), il suffit parfois d’un petit rien pour mettre le feu aux poudres à l’intérieur d’une communauté. Dans le film, il s’agit d’un désaccord entre deux factions d’orcs sur le sort de deux hobbits, qui déclenche une bagarre assez brève, suivie d’un dîner improvisé, l’un des protagonistes devenant, de fait, le repas de la faction adverse.
Dans une suite (Le Retour du Roi), une petite escarmouche entre deux rivaux aboutit à l’anéantissement d’un camp tout entier.
C’est à peu près ce qui s’est passé sur les réseaux sociaux et dans les commentaires de blogs, ces derniers jours, au sein de la communauté geek. Ou gamers. Ou les deux. Avec parfois des doutes sur l’authenticité des gamers en présence.
À l’origine, une chronique assez banale du Grand Journal de Canal+, à laquelle a participé avec sa verve habituelle le présentateur de l’émission, Antoine de Caunes. En effleurant un sujet, le rachat de Twitch, et en s’intéressant brièvement et de très loin au phénomène, la chroniqueuse n’a pas mesuré l’impact que son intervention aurait sur une communauté importante, et étrangement délicate. Le traitement du sujet, jugé trop léger et incorrect en termes d’information, et la nature des commentaires à but humoristique, pris comme une insulte à la communauté toute entière, sont à l’origine d’une impressionnante levée de boucliers, pétitions, commentaires acerbes, d’une virulence rare.
Et dans ces cas-là, l’escalade est rapide et ahurissante. On demande la démission de la chroniqueuse, des excuses du présentateur, on remet en question leur intégrité, on les accuse d’ignorance… L’affaire devient très grave. Sans faire toutefois l’unanimité, jusque dans les rangs de la communauté concernée, les gamers. Et pour cause…
Erreur de casting
C’est donner beaucoup d’importance à une chronique dont l’intérêt premier n’est pas l’exactitude factuelle ou la profondeur d’analyse. Réveillez-vous, les amis spectateurs, c’est une séquence légère de Canal. Elle ne prétend pas connaître de manière pointue ses sujets, elle attire l’attention du grand public sur un phénomène. Elle fait connaître Twitch à des gens qui ne l’auraient jamais connu autrement – je l’ai moi-même découvert grâce au buzz généré par la polémique, et je vous en remercie. Et à plusieurs reprises, elle reconnait le grand succès du site, elle attire l’attention sur le succès d’un participant célèbre qui gagne très bien sa vie (PewDiePie) et encourage même les gens à faire de même – « vous savez ce qu’il vous reste à faire ». Son regard est plutôt encourageant, même si elle présente la communauté comme des extra-terrestres – le gamer n’est-il pas un peu à la marge ?
« Antoine de Caunes ne critique pas, n’insulte pas, il s’amuse. Second degré »
Quant aux commentaires amusés (et amusants, parce qu’au second degré) d’Antoine de Caunes, quoi de surprenant ? Il ne critique pas, il n’insulte pas, il s’amuse simplement du fait que des gens puissent regarder d’autres gens jouer à des jeux vidéo – on peut arguer qu’il est plus intéressant d’y jouer soi-même. Laissez au présentateur, lui-même connu comme chroniqueur de grand talent dans la même émission, mais aussi dans d’autres projets, le droit de s’amuser. De rire d’une pratique, de rejeter « comme un papy » un monde soi-disant à la dérive. C’était une blague. Pas un jugement sérieux. Et donc absolument pas une insulte.
Jugez plutôt.
Le rôle du net – la compagnie des Judge Dredd
Invités à commenter aux émissions, à réagir, les spectateurs sont désormais tentés de se substituer aux acteurs de la télévision et des médias.
Commentateurs, ils interprètent à leur guise tout ce qui passe, n’hésitant pas à déformer ou sortir du contexte tout élément susceptible d’alimenter leur mécontentement, de justifier une action. Une opinion devient un affront, pris sous un certain angle souvent défavorable, pour ne pas dire carrément malhonnête. La contestation devient systématique.
Le Grand Journal, ce n’est pourtant pas une émission si sérieuse.
Ne plus rire de rien – et surtout de personne
Faire de l’humour en 2014, c’est devenu difficile, car il y a toujours quelqu’un que la blague vexe.
Le comédien américain Dax Shepard en a fait l’expérience en se moquant, de manière légère et plutôt bien vue, des stars sur le déclin des films Expendables au cinéma. Il a « osé » remettre en question la forme des vieilles gloires des films d’action comme Sylvester Stallone et Arnold Schwarzenegger. Son point de vue: même si leurs corps hyper-musclés est le résultat d’un régime naturel et de beaucoup d’entrainement (sachant que Stallone admet publiquement utiliser des hormones de croissance), le comédien doute ouvertement de leur capacité réelle à utiliser leur force en combat, mais également en course, arguant que même si la masse musculaire est bien là, les tendons et ligaments restent ceux de vieux hommes, et ne résisteraient pas. Il estime que leur chair pourrait « exploser à l’impact ». Voir son intervention dans l’émission de Conan O’Brien ici ou ci-dessous.
La réaction des fans ne s’est pas fait attendre. Ce qui a donné lieu à une seconde intervention de Shepard, éberlué de voir autant de gens s’indigner et déverser autant de haine en cherchant à protéger leurs idoles. Ce qui est surprenant, c’est que des fans imaginent que de telles personnalités, véritables dieux vivants ayant réussi une carrière brillante, accumulé des fortunes et obtenu une reconnaissance indiscutable, aient besoin d’être protégés du « redoutable » comédien, Dax Shepard. Le comédien assimile cette défense à la nécessité de défendre des dieux antiques – « laisse Zeus tranquille, il est tout seul sur le Mont Olympe ». Et précise: « Je comprends qu’on protège des groupes qui ont besoin d’être protégés (les minorités, les gays…), mais il s’agit de multi-millionnaires, alpha-males, super-héros ultra-musclés, si on ne peut pas se moquer d’eux, alors de qui peut-on se moquer ? » Voir l’extrait ici ou ci-dessous.
C’est symptomatique de gens qui, armés d’internet, se sentent investis de missions pour le moins inattendues. En l’occurrence, ne vous inquiétez pas, non seulement Sly et Arnold ont très bien compris et peut-être apprécié l’humour de Dax Shepard (qui reconnait lui-même ne pas faire le poids face à ces monstres du cinéma américain), car ils sont intelligents et savent faire de l’auto-dérision, et ce n’est pas un petit numéro de comédien qui peut mettre en péril le succès de la franchise Expendables (le seul véritable problème potentiel ici, une mauvaise publicité). Et si Arnold ou Sly avaient souhaité répondre, ils sont assez grands pour le faire eux-mêmes. Ils ne sont pas fragiles.
Aujourd’hui, l’internaute est tout-puissant. Il s’indigne, il s’insurge, il s’emporte, il est prêt à en découdre… souvent pour pas grand chose.
Et c’est souvent l’effet d’entrainement qui donne un élan inattendu aux affaires. Les chroniques aux titres virulents, en texte ou en vidéo, pullulent. Souvent autour d’un même mensonge, ou d’une réalité augmentée: « l’insulte du Grand Journal ». Chacun y va de sa copie, quitte à faire du hors sujet. Comme à l’école. Chacun impose son opinion personnelle.
Et c’est là que l’affaire devient problématique. Les mêmes gens qui s’indignent du manque de rigueur de la chroniqueuse du Grand Journal se permettent une grande liberté éditoriale dans leurs commentaires, vidéos et tweets. Ils s’affranchissent de tout respect pour la liberté de penser, d’expression, d’interprétation des animateurs et chroniqueurs qu’ils critiquent avec une virulence extrême. C’est la sanction immédiate, œil pour œil, dent pour dent, la vengeance consommée, à chaud, sans recul. Et souvent dans des proportions ahurissantes. Et malheureusement, parfois, à côté de la plaque.
Verdict
Alors, insulte ?
Ce n’est pas la première fois qu’une émission de variété s’empare de sujets qu’elle ne maîtrise pas. Elle n’a pas le temps, pas l’envie, pas les moyens.
- Quand Dennis Rodman a été reçu et interviewé par Guillaume Durand dans Nulle Part Ailleurs (sur la même case horaire que le Grand Journal), le fan de basket qui est en moi a été très déçu. Manque de préparation (caractéristique de l’animateur, a priori), probable manque d’intérêt, il ne fallait pas attendre grand chose.
- Quand Kirk Hammett et Lars Ulrich, de Metallica, ont été invités au Grand Journal, l’interview aurait pu donner quelque chose, mais a échoué lamentablement.
Les exemples ne manquent pas.
Alors posons la question aux gamers. Le Grand Journal effleure Twitch, sous un angle qui le rendre compréhensible au grand public, sans entrer trop dans le détail, avec un ton enjoué et un peu moqueur. C’est tout ce qu’il vous faut pour vous enflammer ? Il ne fallait pas parler de Twitch ? Ou alors en parler mieux ? Sans se moquer ? Mais alors, on n’est plus au Grand Journal. On est dans le journal du net. Dans une émission spécialisée.
En réagissant de manière aussi virulente au traitement d’un sujet décalé, que cherchent donc les gamers ? Qu’on évite les sujets qui touchent de près ou de loin à leur communauté, décidément bien sensible ? Qu’on revienne à un désintérêt total pour ces sujets-là ?
Le Grand Journal, est-ce une bonne émission ? Pas toujours. On sait très bien qu’une émission quotidienne est difficile à assurer. Et on ne se prive pas pour le dire.
Mais est-ce que cela justifie autant de haine ? Et aussi peu de compréhension ?
Allez, amis gamers. Un peu d’humour, d’humilité. Et laissons les professionnels travailler.